Ma cage

 

Je les supplie sans cesse pour ne pas qu’ils ouvrent la cale.
Qu’il la laisse moisir là, ça ne me ferait pas grand-chose.

 

 

Depuis des années qu’ils sont là, la nourrissent au travers les barreaux. Elle a passé sa vie à manger, mange encore et n’arrêtera jamais. Reste dans la cale du bateau parce qu’elle ne nous offrirait rien de bon de toute manière, le confort d’une vie qui a atteint sa fin peut-être? Elle se nourrit à main même l’humanité, qui la fait grossir et qui un jour oublie de refermer la grille après son passage. Et arrive enfin le moment qu’elle attendait tant, l’occasion de foutre le camp de sa cage, elle s’enfuit et elle finit par te manger… toi aussi.

C’est donc dommage.

 

Ce que je craignais tant s’amarre hypocritement à ma vie. J’aurais donc voulu qu’elle ne m’aperçoive pas, qu’elle ferme les yeux à la vue de mon taquet. Qu’elle abandonne le fait qu’elle pouvait s’y accrocher ou qu’elle y parvienne d’un nœud vite fait ; qui se déferait. Laissant ainsi dériver sa mélancolie à tout jamais loin de mon paquebot. Ma hantise est que mon amour ne résiste pas à cette tempête. Je ne serais qu’une seule bouchée. Chaque jour je souhaite que le nœud tombe dans la couleur. L’océan. Parce que j’ai l’impression que c’est lui qui m’attache et me détache d’elle. Je ne veux pas me noyer dans cette routine.

Elle me mange de l’intérieur.

 

Je ne sais plus comment m’en débarrasser, j’ai la sensation qu’elle fait désormais partie de moi. Elle l’est, solidement ancrée. Il me suit, cet amour, car nous sommes du même avis. Aujourd’hui, je l’ai regardé dans le blanc des yeux, malgré tout nous voulons essayer. Il m’a ensuite proposé qu’on parte du paquebot, qu’on s’abandonne à nous une fois pour tout. Ensemble, nous avons remonté la chaloupe sur le pont avant. Nous avons gratté la moisissure, réparé les trous, la coque, repeint la structure d’une meilleure couleur, une nouvelle. Se sauver loin, avec cette nouvelle vieille chaloupe. Ensuite, nous l’avons remis à l’eau. On s’est recroquevillé. Nous formions un amas de chair. Les vagues nous amène.

On croyait qu’on s’aimait.

 

J’ai rouvert les yeux ce matin, les nuages cristallisent le tableau. Mon amour m’enlace comme s’il aurait peur que le bateau coule. Je me lève la tête et j’aperçois. La nouvelle peinture commence déjà à s’écailler, nous voyons les vieux souvenirs maussades s’attacher aux parois. Je me sens déjà morte. Témoin de tout. Ils envahissent notre bateau. Nous l’avions surestimée, mal réparé. Mais le paquebot est déjà trop loin, nous allons rester ici.

L’océan ne veut pas partager.

 

Je savoure de ce dernier moment, nous sommé déjà à moitié épave. Il m’embrasse avec nostalgie comme pour mourir mieux. Pour nous soulager de ne pas seulement nous noyer d’eau, mais de se noyer d’amour. Dans l’océan je vois bleu, des vagues qui font une mousse blanche sur la surface, blanche et bleu, comme ce que je voie. J’aime, mais je suis amarrée, amarrée à cette routine qui me tient la tête sous l’eau ; j’avale la couleur pour ne pas qu’elle me tue. Beaucoup trop de quantité de couleur que je ne fournis plus d’avaler ma mort. Je m’étouffe dans notre ironie, je meurs les yeux ouverts en le regardant tristement se noyer.

J’ai vu notre mort.

 

Au quai de la morgue, je suis emboitée. Elle nous a mis dans la même boite. Lui et moi. La routine nous suit encore pour être certaine de nous avoir achevés. Hier encore je tentais de fuir cette couleur. Cela n’a pas fonctionné. Je ressens la pesanteur de l’océan se refouler sur nous. Mon corps cale. Elle m’embaume pour en finir enfin. Son amour mystérieux s’acharne de maintenir ce bleu parfait dans mon visage, le bleu qui m’a remplie de mort.

Le bleu de ses yeux, les siens.

 

Je vous avais prévenu de ne pas ouvrir la grille de la cale,
de ma cage.